Pour une pratique réflexive critique et capacitaire

Entretien avec Ahcène Oumeddah

Nuage de mots Ahcène

A quoi ça sert de faire un bilan, de prendre du recul ?

Dans le monde actuel où nous observons une accélération des cadences, une course effrénée à satisfaire nos besoins, des plus élémentaires aux plus superflus, il est de plus en plus indispensable d’observer des “haltes”, des moments où on appuie sur le bouton “off” pour souffler, mettre de la distance sur l’action et tenter de mesurer l’écart entre ce qu’on a prévu de faire… et ce qu’on a réalisé effectivement. 

 Cet “habitus” 1 ne va de soi pour nous, individuellement et collectivement, de surcroît si on a été peu habitué à regarder dans le “rétroviseur”, par crainte de sublimer le passé ou tout simplement par le surplomb culturel de l’action. Pour ma part, je considère cet exercice d’une “salubrité intellectuelle” indispensable, car recourir à une analyse réflexive de son action peut avoir des vertus inestimables.  

Tout d’abord, sur le plan professionnel, il s’agit de : 

  • Questionner sa pratique, de prendre conscience des intentions poursuivies, des choix réalisés, des modalités et des moyens adoptés et de la portée de ses actes, de son discours dans ses interactions avec les autres et l’environnement dans le feu de l’action.  
  • Opérer des changements de/dans sa pratique de façon durable, consciente. Ces changements, quelle que soit leur dimension, sont alors mûris et acceptés, et réalisés dans une perspective de mieux-être professionnel.  
  • Développer de nouvelles compétences professionnelles qui nous confortent dans notre capacité de penser et d’agir sur le réel, dans une visée transformatrice et plus connectée avec les autres.  

Mais au-delà de ces effets très bénéfiques sur nous en tant que professionnels, la pratique réflexive permet également de devenir “auteur de son engagement” en se laissant la possibilité “d’une reconquête de soi” et d’un rendez-vous avec ses aspirations et ses propres motifs d’engagement.

C’est ce que le penseur pédagogue Donald A. Schön a essayé d’esquisser dans son célèbre “Praticien réflexif” 2 de 1983, en nous incitant à établir un lien très étroit entre l’expérience et la pratique réflexive. C’est dans cette articulation féconde que s’opèrent de nouvelles prises de conscience, que se construisent de nouveaux apprentissages et se fondent de nouveaux regards sur le réel (notre monde qui est à advenir).  

Et comme le précise un des disciples de Schön, Philippe Perrenoud, la pratique réflexive nécessite quelques conditions de base. Elle doit être : 

  • Langagière : elle passe par la parole, qui peut être intérieure; 
  • Dialogique : on ne peut réfléchir sans dialoguer avec autrui, qui peut être aussi un autre “soi-même” (le langage intérieur); « Je ne peux penser par moi-même que s’il existe une altérité » 3. 
  • Sociale : elle est le fruit d’une interaction sociale, y compris quand je dialogue avec moi-même. 

« Je ne peux penser par moi-même que s’il existe une altérité » 3

Boris CYRULNIK

Ce regard distancié sur nos actes nous permet de mieux percevoir nos vulnérabilités – individuelles et collectives – et sortir ainsi de cette toute-puissance de l’action sur nous et sur le monde qui nous entoure. C’est en cela que la réflexivité a un levier potentiellement capacitaire comme l’atteste brillamment Cynthia Fleury “C’est terrible, parce que la pandémie raconte l’expérience d’une vulnérabilité systémique. Nous sommes vulnérables, c’est notre condition. Mais nous avons aussi en partage le déni de la vulnérabilité, ce qui ne nous aide pas parce que la vulnérabilité est un réel qu’on ne peut pas nier. On peut tout faire pour l’éviter, le réduire, et c’est bien l’enjeu. Mais le fait de le dénier empêche d’en faire un levier capacitaire.”4 

« On peut tout faire pour l’éviter, le réduire, et c’est bien l’enjeu. Mais le fait de le dénier empêche d’en faire un levier capacitaire »4 

Cynthia fleury

Comment faire ce bilan concrètement ?

Il s’agit d’inscrire quelques habitudes qui favorisent l’émergence de cette réflexion sur nos pratiques. Il est important de signaler que la tenue d’un carnet de bord réflexif, tout au long de l’action, pour annoter nos étonnements, nos prises de conscience, nos doutes, nos bifurcations, permet cette mise à distance de l’action et la réappropriation de son libre arbitre. Et également pour que l’essentiel ne cède pas sa place à l’accessoire, voire au dérisoire qui ne cesse de nous guetter.  

Une des pistes prometteuses permettant de nourrir cet “habitus” est aussi de l’intégrer dans nos différents accompagnements : accompagnement de nos collègues, de nos étudiants et même de nos proches (enfants, conjoints, amis). Pour ma part, j’ai bâti l’accompagnement des apprentis dont j’ai la charge à Gobelins sur des moments d’échanges que nous avons nommés : Haltes réflexives.

Lors de ces haltes, nous échangeons sur le projet professionnel de l’apprenti avec les objectifs suivants :  

  • Accompagner le jeune dans l’émergence de son projet professionnel 
  • Faciliter l’acquisition d’une posture professionnelle en lui permettant de prendre conscience de son changement de statut (élève, apprenti, salarié – attitude scolaire vs attitude professionnelle) 
  • L’aider à se positionner face aux différents acteurs professionnels et à envisager un nouveau rapport à l’adulte en général 
  • Lui permettre d’acquérir une posture réflexive grâce à une prise de recul et à la verbalisation en groupe du vécu de chacun 
  • L’aider à maîtriser les différents enjeux de son futur métier en devenant acteur à part entière du secteur pour envisager soit une poursuite d’études, soit une insertion professionnelle réussie 
  • Prendre en charge ses difficultés éventuelles en entreprise et/ou à l’école, après les avoir préalablement identifiées. 

Ces haltes sont à conduire dans une dynamique vertueuse :

  • Reconnaître et valoriser l’expérience de l’apprenant dans les différents milieux
  • Confronter cette expérience avec celles des pairs
  • Exploiter enfin cette expérience dans la construction de séquences pédagogiques afin d’établir un lien plus fort entre les deux lieux de formation, l’école et l’entreprise.  

Dans une école comme la nôtre, il est indispensable de “réconcilier le dessin et le dessein, d’allier le faire et le penser dans un projet qui voit esthétique et éthique se relier dialectiquement, l’une alimentant l’autre5

« Réconcilier le dessin et le dessein, d’allier le faire et le penser dans un projet qui voit esthétique et éthique se relier dialectiquement, l’une alimentant l’autre » 5

Cynthia fleury et ANTOINE FENOGLIO

Quel est votre bilan à Gobelins cette année ? 

Il est encore trop tôt pour dresser un bilan exhaustif et circonstancié de mon année intense à Gobelins. Mais il est clair que cette année est marquée par plusieurs types d’engagements au service du collectif :  

Un engagement institutionnel dans les nouvelles instances de gouvernance de l’EESC Gobelins, avec mon ami Arnaud Lacaze Masmonteil, nous nous sommes appliqués à représenter nos collègues du corps enseignants au sein du conseil d’administration de l’école, qui nous ont élus en mars 2021.  

Il s’agissait dans un premier temps d’appréhender les différents enjeux de ce nouveau statut de notre école, d’articuler au mieux notre rôle au sein du CA avec nos engagements pris auprès de nos collègues enseignants et enfin d’être une force de proposition sur le développement pédagogique de l’école. Notamment sur l’amélioration des conditions d’accueil et d’intégration des centaines d’enseignants anciennement appelés “vacataires” et désormais régis par de nouvelles dispositions réglementaires qui ont nécessité plusieurs ajustements, adaptations et surtout explicitations auprès des concernés.  

Nous avons également porté une vision d’une école citoyenne, ouverte et tournée vers les professionnels des industries créatives et qui doit veiller au bien-être de ses collaborateurs et de ses étudiants qui nourrissent des projets foisonnants et créateurs de valeur.  

Un engagement pédagogique auprès des étudiants : Cette année a été également riche de rencontres inspirantes avec les étudiants dans le cadre de mes différents accompagnements en tant que coordinateur pédagogique des étudiants de la licence MPCIG en binôme avec mon amie et collègue Adeline Lambert :

  • Accompagnement dans leurs alternances en entreprise,
  • Initiation à la démarche réflexive et la valorisation de leurs expérience,
  • Accompagnement dans les différents projets collectifs comme le projet Transform et le voyage à la foire internationale du livre jeunesse à Bologne en mars 2022
  • Tutorat académique dans la rédaction des mémoires de fin d’études.

Juin 2022 marque également l’aboutissement de la première promotion de notre nouvelle formation ouverte il y a trois ans : Le DNMADE : Diplôme National des Métiers d’Arts et du Design qui s’est déroulée avec une première année en temps plein et les deux dernières années en Alternance. Auprès des artisans de ce lancement, Sylvain Guilly, Coraline Mas-Prévost et Solène Doualy, j’étais chargé de la mise en place de l’UE Professionnalisation et poursuite d’études et de donner du sens . Cela m’a permis d’appréhender un autre profil d’apprenants à Gobelins après les apprenants du département communication et production imprimée (BAC pro, BTS et LP MPCIG), de les accompagner dans la découverte du monde professionnel et la projection sur l’après Gobelins. Ce fut inspirant, passionnant et humainement revigorant.  

En revanche, je n’ai pas réussi à aller au bout de quelques missions d’ingénierie pédagogique faute d’une meilleure organisation, d’une meilleure estimation du temps et d’autres considérations personnelles.   

Ce bilan n’est pas exhaustif et doit être approfondi en interaction avec les différents collaborateurs concernés, dans le cadre d’un dialogue commun, comme je le mentionnais plus haut. Dialogue indispensable, qui nous permettra de poursuivre nos projets l’année prochaine.

En attendant, je vous souhaite à toutes et tous, un très bel été reposant et surtout.

« PRENONS SOIN LES UNS DES AUTRES »  

Notes et références  

  • 1 Habitus : selon la définition qu’en donne Pierre Bourdieu (1980), un habitus est « un système de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente des fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre » 
  • 2 SCHÖN Donald, (1993). Le Praticien réflexif. À la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel, éditions Logiques, Montréal. 
  • 3 CYRULNIK Boris dans un entretien à la revue Sciences Humaines N°348 juin 2022. 
  • 4 FLEURY Cynthia. Repenser le soin, France Culture, Tracts, le podcast, lundi 13 mai 2022.
  • 5 FLEURY Cynthia & FENOGLIO Antoine (2022). Ce qui ne peut être volé, Charte du Verstohlen, éditions Gallimard, Paris.